Le 17 juin 2010, Diane Ross fait un accident ischémique transitoire sur son lieu de travail. Elle est à l'aube d'une retraite bien méritée après une vie de collaboration auprès de hautes personnalités politiques. Les imageries cérébrales réalisées vont alors mettre en avant bien autre chose qu'une séquelle vasculaire. Elle les appellera « ses ombres dans sa tête », de petites taches noires sur l'IRM synonymes de dégénérescence cérébrale. Son destin bascule, le diagnostic de démence frontotemporale sera posé un peu plus tard et elle entreprendra d'écrire pour témoigner de la maladie et laisser quelque chose de son parcours à ses proches et aux personnes qu'elle aime.
La grande force « Des ombres dans la tête » réside dans son caractère autobiographique. Diane Ross y dévoile des problématiques dont on ne prend conscience que par la pratique, celle du patient ou celle du professionnel. De nombreux conflits internes sont abordés avec, en guise de fil conducteur chez Diane Ross, la relation au monde professionnel : le sentiment de s'être fait dérober sa retraite, l'arrêt de travail posait aussi subitement que définitivement, le sens à donner à une dépendance de plus en plus pesante chez une personne reconnue comme un pilier de sa communauté. Diane Ross revient sur sa dynamique de couple, la personne « valide » qu’elle était pour son époux fragilisé par une longue maladie et le réaménagement imposé par le diagnostic de démence. On y retrouve également le sentiment d’injustice et tout l’éventail du deuil, tout autant de questions qui démontrent à quel point accompagner une personne cérébrolésée implique des compétences cliniques solides.
Diane Ross choisit d'aborder le deuil en le regardant dans les yeux et donne le sentiment d'un grand pragmatisme qui pourrait presque paraitre dérangeant. À plusieurs reprises, cette impression m'est revenue : est-ce le haut niveau de cette patiente ? Un environnement culturel très différent du mien ? La maladie ? L’auteur évoque ainsi, sans détour, la question de l’incontinence avec le besoin de se préparer au port de protections pour adultes. Elle en plaisante et se décrit comme une vieille femme avec une couche. Elle va jusqu’à s’acheter une poupée pour préparer l’attachement régressif que l’on peut observer chez certaines personnes atteintes depuis longtemps de maladie d’Alzheimer. Elle oscille sans cesse entre un profond désir de vivre et une anticipation qui pourrait donner le sentiment contraire : à tout préparer, Diane Ross est elle encore dans le présent ?
Le livre donne la parole au neuropsychologue, Denis Godbout, ainsi qu’à une personne proche de l’auteur, un « aidant naturel pas si naturel ». J’ai trouvé ces points de vue particulièrement enrichissants pour ma part avec deux éclairages très différents sur Diane Ross quelques années avant le diagnostic puis lors de sa prise en charge.
Au final « À qui s’adresse ce livre ? » Sur ce point, je ne suis toujours pas certain de la réponse. La première cible me semble être, contre toute attente, le professionnel en devenir, l’étudiant qui se destine à accompagner dans le diagnostic et la prise en charge les personnes cérébrolésées. Qu’elles soient frappées par un accident ou par une maladie neurodégénérative, je crois qu’il y a matière dans ce livre à ouvrir la réflexion, à pousser les portes d'un monde que l'université ne dévoile pas. Notre formation oriente nos lectures autour des aspects techniques et théoriques. À force de regarder au plus près des processus, on finit par ne plus percevoir l’incroyable mécanisme humain qui vacille lorsqu’arrive le diagnostic. Le témoignage de Diane Ross plaide pour une approche plus holistique, encore trop peu enseignée. Mme Ross nous montre à quel point les remaniements sont nombreux et interconnectés. Les professionnels pourraient y trouver le même intérêt en rentrant par la petite porte dans le monde d’une patiente qui possède un talent certain pour décrire ce qu’elle traverse.
La nature de la maladie, la démence frontotemporale, ne devrait pas orienter le choix du lecteur car elle n'apparait qu'en arrière plan, ici et là pour le regard affuté du clinicien.
Et les familles dans tout ça ? Mon avis est plus mitigé. Parce que l’histoire de Diane Ross est très particulière, de par la maladie qui la touche, de par son passé de haute fonctionnaire, de par sa culture nord-américaine, je me demande comment le témoignage pourrait être perçu. En devançant une évolution toujours incertaine de la maladie, Diane Ross dépeint un futur qu’il faut appréhender en temps voulu. Le lecteur, qu’il soit lui même patient ou accompagnant, pourrait ne pas avoir tout le recul nécessaire et s’arrêter sur les aspects les plus difficiles du témoignage. Peut-être qu’il conviendrait alors de le lire et d’en parler avec l’équipe en place pour lever les passages qui pourraient être ambigus ou anxiogènes.
Quoi qu’il en soit, Mme Ross nous convie à une jolie leçon de vie. Je la remercie pour cela, elle et son éditeur. Vous trouverez toutes les informations sur ce livre dans notre librairie : http://www.neuropsychologie.fr/index.php?/books/book/116-des-ombres-dans-la-tete-affronter-la-demence-fronto-temporale/
Vous trouverez ci-dessous une courte interview de Diane Ross en compagnie du neuropsychologue Denis Godbout, spécialisé dans les prises en charge comportementales. Sachez que l’association des neuropsychologues du Québec organise deux jours de congrès en septembre et que M. Godbout y interviendra le 28/09 sur le thème : Problématiques comportementales suite aux lésions cérébrales — contribution de la neuropsychologie clinique.
Sachez également que le centre de réadaptation Lucie-Bruneau qui a pris en charge Mme Ross a reçu plusieurs prix d’excellence : http://www.luciebruneau.qc.ca/data/luciebruneau/files/file/communique_prix_excellence_AERDPQ2009_FINAL.pdf
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